Alors que l’ombre de Shein plane sur les soldes d’été qui se déroulent du 25 juin au 22 juillet 2025, les Sénateurs français ont récemment adopté des règles strictes pour encadrer les pratiques des plateformes chinoises. Un travail salué par le président de la Fédération française du prêt-à-porter féminin, Yann Rivoallan, qui appelle dans les colonnes de L’Express Franchise à une refonte en profondeur de notre rapport à la mode.
Au cœur de ses propositions : la fin de l’ultra fast-fashion, le décalage des soldes d’été, devenues incohérentes pour les commerçants, et la création d’un “chèque seconde main” pour renouveler les stocks de manière responsable. Interview.
Interview de Yann Rivoallan, président de la Fédération française du prêt-à-porter féminin
Quel est le rôle initial des soldes ?
Yann Rivoallan : Les soldes sont nés au moment de l’industrialisation des méthodes au 19e siècle, lorsque les commerçants parisiens ont commencé à afficher des prix fixes sur leurs produits. L’instauration de ces tarifs a conduit à réaliser des promotions occasionnelles pour vider les stocks. Les consommateurs achetaient donc pour ne pas manquer les baisses de prix. Ceci a créé une particularité française, avec l’encadrement par l’État de deux périodes de soldes chaque année. Dans le monde anglo-saxon, les promotions sont permanentes.
Les soldes d’hiver et d’été sont un moment culturel en France ?
Yann Rivoallan : Premièrement, en France, nous aimons les choses qui sont organisées par l’État. Le fait d’avoir des soldes officielles rassure beaucoup les consommateurs, qui ont le sentiment de payer le bon prix. Deuxièmement, les hommes, en volume d’achat, consomment proportionnellement plus que les femmes lors des soldes, car ils refont leur garde-robe à ce moment-là. Globalement, le reste de l’année, ils consomment deux à trois fois moins de mode que les femmes et ont une fréquence d’achat bien moindre. Mais l’idée de renouveler son dressing lors des soldes est très présente dans l’esprit des Français.
Les soldes d’été 2025 n’ont-elle pas une coloration politique cette année avec la loi sur l’ultra fast-fashion adoptée au Sénat, qui vise Shein ?
Yann Rivoallan : Oui, et il y a des avancées. D’emblée, les parlementaires proposent de définir l’ultra fast-fashion en prenant en compte le processus de fabrication des vêtements, ce qui est nouveau. La base même de Shein est d’avoir tué la valeur de la mode. Il y a 30, 40 voire même 50 ans, nous utilisions, usions et réparions nos vêtements. Il s’agissait de porter nos tenues le plus longtemps possible, et sur plusieurs générations, notamment dans les fratries. Shein a fait exploser tout cela avec l’avènement du vêtement jetable. Lorsque l’on peut acheter un tee-shirt pour 3 €, celui-ci perd sa valeur. Le plaisir ne réside plus dans le fait d’avoir fait l’acquisition d’un bon produit, mais dans celui d’avoir fait une bonne affaire. Temu le dit très bien, dans son slogan : “achetez comme un milliardaire”.
80 % des vêtements sont en plastique, mal taillés et/ou toxiques. Personne ne se rend compte du fait que derrière ces 3 €, se cachent des gens qui sont exploités, des produits qui ont été contrefaits, des emplois qui se perdent en France, des taxes qui ne sont pas payées. Le raisonnement doit donc être le suivant : comment le produit a-t-il été vendu ? Quelle est sa matière ? Quel est son degré de réparabilité ? Le but est de nous donner des règles en se disant : non, je ne veux plus autant de vêtements en plastique parce que cela pollue nos eaux. Non, je ne veux pas que mes vêtements participent à l’exploitation de travailleurs. Le rapport au prix doit être important. Actuellement, les consommateurs achètent parce qu’ils sont pris par cette frénésie, entraînée par ces sites internet qui copient tout le monde, donnant l’impression d’être très tendance à moindre coût.
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Quelles sont les principales avancées de ce texte ?
Yann Rivoallan : Le bonus-malus a été réintroduit dans le texte avec le soutien du gouvernement, dont la ministre chargée du commerce Véronique Louwagie, qui a bien compris la nécessité de préserver nos commerces. La ministre de la transition écologique Agnès Pannier-Runacher a aussi fait ce travail. Cette disposition prévoit des pénalités financières pour les produits les plus polluants, allant jusqu’à 10 euros par vêtement concerné. La publicité a par ailleurs été interdite pour l’ultra fast-fashion. Ce dernier point peut porter atteinte au principe de liberté d’entreprendre qui est protégé à l’échelon européen. Or, pour des motifs exceptionnels, dont le greenwashing, on peut interdire la publicité. Nous sommes donc confiants. Après ce vote du Sénat, une commission mixte paritaire composée de sénateurs et de députés doit se mettre d’accord sur une version du texte. Cela doit intervenir à la rentrée.
Doit-on pointer du doigt les consommateurs qui achètent sur Shein ?
Yann Rivoallan : Non, c’est un raisonnement à prendre dans sa globalité. Il faut agir sur trois points. Le premier, c’est évidemment de protéger le consommateur des produits dangereux. Comme le dit la ministre des comptes publics Amélie de Montchalin, 91 % des produits issus de ces plateformes ne sont pas aux normes et 66 % sont potentiellement dangereux.
Deuxièmement, il faut informer le consommateur car il ne comprendrait pas que l’on interdise ces produits alors que l’on a laissé faire pendant plusieurs années, sans laisser penser que l’on a été négligents. Donc, de ce fait, l’effort de pédagogie doit être immense de façon à pouvoir expliquer aux gens à quel point ces sociétés détruisent des emplois dans les commerces français, ce qui a un impact sur les foyers les plus modestes. Il faut aussi montrer qu’elles détournent de l’argent en ne payant pas d’impôt. En Europe, on ne paye pas de droits de douane sur les produits importés qui font moins de 150 €, ce qui est le cas de Shein et Temu. C’est un manque à gagner pour l’État et l’UE…
Troisièmement, il ne faut pas oublier que le consommateur qui a un faible pouvoir d’achat peut toujours acheter grâce à la seconde main.
Vous faites la promotion d’un chèque “seconde main”, expliquez-nous ?
Yann Rivoallan : Sachant que l’on a dans le monde assez de vêtements pour habiller huit générations, la seconde main est une base qui doit permettre à tout le monde de s’habiller. Mais elle n’est pas vue de la même façon en fonction de la classe sociale des personnes. Si la seconde main est vue comme un acte vintage positif par les classes sociales favorisées et citadines, elle reste connotée négativement par les classes les plus pauvres. Je milite donc pour la création d’un chèque seconde main qui serait piloté par les entreprises sur le modèle du ticket restaurant, permettant à tout le monde de disposer de produits à acheter en seconde main, indépendamment du rang social.
En quoi la seconde main peut avoir un impact positif sur les commerçants du prêt-à-porter ?
Yann Rivoallan : Je prône un système dans lequel la seconde main permettrait d’écouler les stocks de la vraie première main, celle qui est éthique, de qualité, durable, appuyée sur des marques fortes et qui ne sont pas produites avec du plastique. Il nous faut donc neutraliser l’ultra fast-fashion qui cannibalise tous les marchés, et écouler l’immense stock de vêtements de la vraie première main sur le marché de “l’occasion”. Puis, mécaniquement, il faudra reproduire de la première main de qualité.
Faisons un parallèle avec l’automobile : voilà des années que nous achetons des Clio d’occasion. Pour pouvoir acheter facilement ces voitures, il a fallu que Renault les fabrique, neuves. C’est ce raisonnement qui prévaut. S’il peut trouver en seconde main un produit de marque, de qualité et moins cher, le consommateur l’achètera. Par ailleurs, n’ayant aucune valeur, le produit de Shein ne peut pas être vendu en seconde main et est jeté dès lors qu’il est détérioré.
Primark, Shein, fast-fashion, ultra fast-fashion, Shein ? Comment s’y retrouver ?
Yann Rivoallan : Je ne souhaite pas créer de hiérarchie qui consiste à dire que Shein et Temu, c’est mal, Primark, c’est moyen. Zara, c’est ok et Petit Bateau, c’est super. Voici le raisonnement pour comprendre. Une marque française va vendre à peu près trois nouvelles références par jour. Un acteur comme Zara ou Primark, c’est à peu près 100 nouvelles références par jour. Shein, c’est jusqu’à 10 000 nouveaux modèles par jour, grâce à leur IA. Sans l’intelligence artificielle, on ne peut pas produire 10 000 références quotidiennes. C’est au moins cette base qu’il faut réguler.
Au fur et à mesure des années, de plus en plus de sociétés ont fait de la fast-fashion, mais nos modèles commerciaux ont réussi à tenir bon an mal an, parce que nous étions à peu près à armes égales. Même si un Primark nécessite proportionnellement moins de salariés qu’un commerce traditionnel, les armes étaient à peu près équivalentes, et les règles étaient respectées. Avec Shein et Temu, nous ne sommes pas à armes égales.
Vous parlez de l’utilisation de l’IA par Shein : comment cela fonctionne ?
Yann Rivoallan : D’une certaine façon, Shein est une entreprise de Tech, de par son mode de fonctionnement. L’IA analyse tous les jours ce qui sort sur internet, que ce soit sur Instagram ou sur les sites de vente en ligne, et repère les nouveaux modèles pour les copier. En un éclair, le modèle est envoyé en usine pour une fabrication très rapide. Entre le moment où le produit est repéré sur internet et le début de la fabrication du vêtement, il ne s’écoule que trois jours, ce qui en fait un modèle hyper performant. L’IA suit le processus de fabrication en sachant exactement quels fournisseurs et quelles équipes solliciter, quels tissus utiliser en fonction des stocks. La plateforme est complètement régie par l’intelligence artificielle. Le porte-parole de Shein lui-même explique que ce modèle automatisé évite d’embaucher des salariés et permet de pratiquer des prix extrêmement bas. Pour atteindre un tel niveau, il faudrait des milliers de stylistes. Il n’y a en fin de compte que très peu de personnes qui travaillent chez Shein, car les ordinateurs font tout.
Shein pratique des prix personnalisés en fonction des individus. Cela fausse totalement le marché ?
Yann Rivoallan : Ils ont la capacité de faire des prix personnalisés par personne. C’est-à-dire que si vous et moi allons sur le site au même moment, et repérons le même produit, il se peut qu’il ne soit pas au même prix. Pourquoi ? Parce qu’ils réalisent une forme de yield management, comme le font les compagnies de transport aérien ou ferroviaire, en fonction de votre navigation, de ce que vous avez acheté, si vous êtes un client fidèle ou un nouveau sur ce site, et ceci est illégal dans la mode.
C’est-à-dire que Shein récupère nos données à nous de navigation ?
Yann Rivoallan : Oui, et ils ont même reçu un avertissement de la CNIL pour avoir installé des traceurs illégaux qui récupèrent des informations sur les cookies. L’Union européenne a aussi montré que la data partait en Chine alors que, selon le Digital Service Act, elle devait rester en Europe.
Avant même l’avènement de la fast-fashion, peut-on dire que les promotions de type Black Friday, Cdiscount et le e-commerce contournaient déjà les règles des soldes d’hiver et d’été ?
Yann Rivoallan : Oui en quelque sorte. Avant, faire de la publicité à afficher dans l’ensemble des boutiques d’une chaîne de magasins coûtait cher et nécessitait du temps, de la main d’œuvre, de l’organisation et de la logistique. Désormais, une newsletter ne coûte quasiment rien. Il n’est donc pas faux de dire que les ventes privées, le Black Friday et les promotions régulières envoyées sous forme de newsletters ont effectivement commencé à cannibaliser les soldes, avant l’arrivée des géants chinois. Ces derniers ont tout simplement amplifié ce phénomène en raison de la digitalisation à outrance qu’ils ont apportée au secteur. Grâce à l’IA, ils proposent des choses qui étaient totalement inimaginables il y à 10 ans. Il est impossible de résister à cette concurrence.
Vous militez pour un décalage d’au moins trois semaines de la date des soldes. Pourquoi ?
Yann Rivoallan : J’estime qu’il y a actuellement un raisonnement illogique sur la temporalité des soldes. Nous devons avoir une vision utilitaire des choses en permettant au commerçant de vendre ses vêtements d’été au bon prix (sans promotion) en début de saison estivale, puis d’écouler les stocks en milieu/fin de saison. Or, actuellement, avec des soldes qui commencent fin juin, les commerçants se voient obligés de vendre à prix réduits des articles d’été, alors même que la demande est forte. Un raisonnement logique voudrait que le commerçant déstocke ses invendus d’été en fin de saison estivale, pour que les consommateurs réalisent leurs achats pour l’année suivante. Voilà pourquoi je suggère de décaler d’au moins trois semaines les soldes. De ce fait, le commerçant fait plus de marge et le client achète au juste prix.
Lorsqu’une marque fait en permanence de la promo, les soldes deviennent une opération de promotion supplémentaire, ce qui pousse à ne rien vouloir changer. Par contre, pour les commerçants qui vendent toute l’année au juste prix, être obligé de faire des soldes parce que tout le monde en fait, constitue des pertes de marges. Donc, plutôt que de laisser les gros qui font de la promotion permanente influencer le marché, voyons comment nous pouvons le réinventer.
Notre résumé en 5 points clés par L’Express Connect IA
(Vérifié par notre rédaction)
Voici un résumé en cinq points clés de l’article sur le sujet : “Décalons la date des soldes de trois semaines” : Yann Rivoallan, président de la Fédération française du prêt-à-porter féminin.
Un appel à décaler les soldes estivales : Yann Rivoallan propose de repousser les soldes d’été de trois semaines pour permettre aux commerçants de vendre leurs articles au prix juste en début de saison et de ne solder que les invendus en fin d’été. Ce changement vise à restaurer une logique économique favorable aux professionnels de la mode.
Une offensive contre l’ultra fast-fashion : Le président de la fédération applaudit les mesures adoptées par le Sénat contre les géants chinois comme Shein : interdiction de la publicité pour l’ultra fast-fashion, création d’un bonus-malus environnemental, et encadrement des prix abusivement bas. Il dénonce un modèle basé sur l’exploitation, la contrefaçon et la pollution.
Un chèque “seconde main” pour une mode plus durable : Yann Rivoallan suggère la mise en place d’un chèque seconde main, inspiré du ticket restaurant, pour démocratiser l’achat de vêtements de qualité d’occasion, lutter contre la surconsommation textile et favoriser les stocks responsables.
L’IA, moteur opaque de la stratégie Shein : Shein repose sur l’intelligence artificielle pour produire jusqu’à 10 000 nouveaux modèles par jour, détecter les tendances, adapter ses prix en temps réel et cibler individuellement chaque consommateur – une pratique illégale en Europe, selon Rivoallan, qui alerte sur le transfert de données vers la Chine.
Une remise en question du modèle actuel de consommation : L’interview appelle à une refonte profonde du rapport à la mode : consommer moins mais mieux, redonner de la valeur aux vêtements, et offrir une alternative crédible à la fast-fashion via l’information, la pédagogie, et un modèle économique équitable pour les commerçants comme pour les consommateurs.