[Tribune] Les nouveaux mots à la mode dans le lexique managérial – bienveillance, résilience, feedback positif – s’affichent aujourd’hui comme les pierres angulaires des entreprises. Inspiré d’un modèle anglo-saxon porté par une vision optimiste et performative des relations humaines, ce discours enjôleur s’impose dans les bureaux comme un standard du « bon management ».
Pourtant, si ces termes semblent prometteurs sur le papier, la réalité de leur application au quotidien est bien plus contrastée. Derrière leur apparence séduisante se cache une hypocrisie systémique qui érode le sens des mots et leur capacité à initier un véritable changement. Sous couvert de positivité, la critique s’évanouit, l’authenticité s’efface, et la violence managériale prospère dans les plis d’un sourire poli.
Un modèle importé : quand l’Amérique inspire l’absurde
Au cœur des pratiques managériales modernes se trouve une influence majeure : celle du modèle américain. Ce modèle, fondé sur un positivisme assumé et la glorification de la réussite individuelle, promeut l’idée que tout est possible avec la bonne attitude. Les termes bienveillance, résilience ou encore leadership positif sont devenus des mantras, relayés par des formations, des séminaires, des conférences et une véritable industrie du développement personnel. Cet optimisme à toute épreuve, bien qu’inspirant à première vue, reflète une vision simpliste des relations humaines où les problèmes complexes sont gommés par une couche de positivité de surface.
Cependant, en adoptant ce modèle à outrance, les entreprises européennes, et particulièrement françaises, semblent en oublier les effets pervers. Aux États-Unis, la culture d’entreprise est marquée par une dualité frappante : des sourires permanents, des discours enflammés sur l’importance des individus… jusqu’à ce que la réalité économique rattrape les belles promesses. Les licenciements massifs, souvent annoncés par des e-mails standardisés et dénués d’empathie, illustrent une déshumanisation paradoxale au sein de structures prétendument tournées vers l’humain. Ce modèle, bien que véhiculant une image de réussite et d’harmonie, finit par produire un management brutal sous un vernis de courtoisie.
La bienveillance ou la tyrannie du masque
Dans ce contexte, le concept de bienveillance est devenu une injonction. Les managers, encouragés à soigner l’ambiance de travail, multiplient les sessions de « reconnaissance » et les compliments. Mais cette bienveillance imposée vire souvent à l’hypocrisie. En apparence, il s’agit d’éviter les tensions et de créer un cadre de travail harmonieux. En réalité, le résultat est bien souvent contraire : au lieu de résoudre les problèmes ou de renforcer les équipes, cette approche superficielle étouffe les véritables échanges et empêche toute confrontation constructive.
Le modèle américain, en exaltant une idée de bonheur permanent et de communication aseptisée, laisse peu de place à l’authenticité. En France, nombreuses sont les entreprises qui ont embrassé cette approche. Les échanges professionnels se transforment alors en exercices de flatterie collective, vidant les interactions de leur sens. Selon une étude réalisée par le cabinet McKinsey en 2022, 60 % des employés européens jugent que les feedbacks qu’ils reçoivent manquent de sincérité et n’ont aucun impact sur leur travail. Cette dérive, qui consiste à tout lisser au nom du positif, finit par étouffer les critiques constructives et, avec elles, les opportunités d’amélioration.
Résilience : un concept vidé de son sens
Parmi les mots les plus galvaudés du lexique managérial, la résilience occupe une place de choix. Initialement développé par Boris Cyrulnik pour décrire la capacité des individus à surmonter des traumatismes profonds, ce concept a été largement détourné dans le monde de l’entreprise. Aujourd’hui, on demande aux salariés d’être résilients face à des épreuves telles que des réorganisations incessantes ou des restructurations soudaines, comme si ces événements étaient comparables à des drames personnels ou des conflits armés.
Ce glissement sémantique trahit une forme de cynisme managérial. Lorsque l’on compare la panne d’une machine à café ou une surcharge de travail à un véritable traumatisme, on banalise les épreuves humaines tout en plaçant la responsabilité sur les individus eux-mêmes. « Soyez résilients », entend-on souvent, une formule qui sous-entend que les salariés doivent s’adapter à toutes les situations sans se plaindre, même lorsque le contexte est objectivement toxique. Cette glorification de l’effort individuel, typique du modèle américain, efface toute responsabilité collective et, pire, minimise les conséquences des politiques managériales inadaptées.
Les limites d’un modèle exporté
Cette obsession pour les soft skills, la communication positive et l’apparence d’une harmonie permanente trouve ses limites dans la réalité quotidienne des entreprises. Derrière les mots séduisants, on retrouve des pratiques managériales brutales, marquées par une incapacité à traiter les problèmes de fond. Prenons un exemple concret : une entreprise française qui, dans une tentative d’améliorer la fameuse qualité de vie au travail (QVT), a instauré des sessions hebdomadaires de feedbacks positifs. Sur le papier, l’idée paraissait louable : renforcer la cohésion d’équipe en valorisant les accomplissements des uns et des autres. Dans la pratique, ces sessions se sont rapidement transformées en un rituel artificiel où les compliments forcés perdaient toute authenticité. Un cadre témoigne : « Tout le monde souriait, mais rien n’était vrai. En sortant, on savait très bien que les vrais problèmes n’étaient jamais abordés. » Quelques mois plus tard, une vague de démissions frappait l’entreprise, illustrant les limites de cette positive attitude de surface.
Selon une étude réalisée par Deloitte en 2023, 52 % des employés interrogés déclarent quitter leur poste non à cause de la charge de travail, mais à cause d’un management perçu comme hypocrite et déconnecté. Ces chiffres témoignent de l’urgence à repenser le modèle managérial actuel.
La quête d’authenticité : une alternative au modèle américain
Face à ces dérives, il devient crucial de redonner aux mots leur véritable signification. La bienveillance, par exemple, ne devrait pas se limiter à des compliments de circonstance, mais impliquer une réelle capacité à offrir des critiques constructives. Cela suppose d’établir une communication sincère qui ne cherche pas à éviter les conflits, mais à les aborder avec respect et dans une perspective d’amélioration.
De même, la résilience ne devrait pas être réduite à un slogan creux. Elle devrait s’ancrer dans une reconnaissance des épreuves réelles affrontées par les salariés et valoriser les efforts nécessaires pour les surmonter. Cela implique aussi une responsabilité accrue des organisations, qui doivent créer un environnement de travail propice au développement personnel et collectif.
Enfin, les soft skills ne doivent pas être des outils de communication superficiels, mais des leviers pour instaurer une véritable culture d’écoute, de respect et de collaboration. En remettant l’humain au centre, les entreprises pourraient transcender les limites d’un modèle anglo-saxon souvent déconnecté de la réalité européenne.
Au-delà des mots : repenser le management
En adoptant sans discernement le modèle américain, les entreprises européennes risquent de perdre leur identité et leur capacité à conjuguer performance et humanisme. Pour cela, il faut avoir le courage de regarder la réalité en face, de renoncer aux sourires de façade et aux discours creux. Ce n’est qu’en redonnant leur consistance aux mots, en valorisant la critique constructive et en reconnaissant les efforts réels que le management pourra devenir un véritable levier de transformation.
Le modèle américain, séduisant en apparence, montre aujourd’hui ses limites. Et si l’Europe, en renouant avec ses valeurs de dialogue et d’authenticité, montrait qu’une autre voie est possible ? Une voie où les mots ne masquent pas la réalité, mais l’éclairent pour mieux avancer.
Notre résumé en 5 points clés par L’Express Connect IA
(vérifié par notre rédaction)
Voici un résumé en cinq points clés de l’article sur le sujet : Les absurdités managériales, derrière le sourire, la violence du modèle américain.
Un discours managérial trompeur : Des termes tels que bienveillance et résilience, bien que valorisés, cachent souvent une hypocrisie systémique qui empêche un véritable changement. Sous un vernis positif, des pratiques managériales brutales prospèrent.
Influences du modèle américain : Inspirée par le modèle anglo-saxon, la culture managériale européenne adopte une vision simpliste des relations humaines, posant la positivité comme norme, mais négligeant les réalités difficiles et les aspects négatifs de la gestion des ressources humaines.
La bienveillance en façade : Désormais considérée comme une injonction, la bienveillance devient souvent une forme d’hypocrisie qui étouffe les échanges authentiques entre employé et manager et évite les véritables confrontations, rendant les employés sceptiques quant à la sincérité des retours.
Résilience mal comprise : Le concept de résilience est détourné, demandant aux employés de s’adapter à des conditions de travail difficiles sous couvert de positivité. Cela évite de reconnaître les conséquences négatives des initiatives managériales.
Vers un management authentique : Pour retrouver un management efficace, il est crucial de redéfinir ces termes en leur redonnant du sens. La véritable bienveillance passe par des critiques du manager qui sont constructives et des échanges sincères, avec pour objectif de construire un environnement de travail prônant le bien-être et le collaboratif.