Créatives, empathiques et adaptables, les personnes dites hypersensibles se révèlent d’excellents managers et entrepreneurs. Qu’est-ce que l’hypersensibilité et en quoi représente-t-elle une force en entreprise ? Réponses de deux expertes de la question.
« La sensibilité de chacun, c’est son génie », disait Baudelaire. Pourtant dans notre société, elle est plus fréquemment redoutée que valorisée. Quant à l’hypersensibilité, terme parfois péjoratif ou galvaudé, quelle est sa véritable signification ? Est-ce que faire preuve d’une extrême sensibilité sous-entend inévitablement être vulnérable ? Comment faire de sa sensibilité une force, notamment au travail ? Et révéler ainsi les facettes subtiles et complexes de son « génie ».
Suis-je hypersensible ?
Quand on évoque l’hypersensibilité, on l’associe souvent à de l’inconfort, voire une détresse. On se figure une personne à fleur de peau, ne parvenant pas à contrôler ses émotions et par la force des choses, ses réactions. Nathalie Clobert, psychologue, philosophe et autrice* nous livre sa définition de l’hypersensibilité : « C’est la traduction – pas tout à fait correcte – de highly sensitive person. On devrait plutôt employer les termes « personne hautement sensible », » haute sensibilité » ou « sensibilité élevée » dans lesquels disparaît la notion d’excès contenu dans « hyper ». Cela serait encore plus juste de parler de « sensibilité environnementale », car on est sensible aux stimulations et modifications de l’environnement. »
La philosophe Mathilde Chevalier-Pruvo de compléter : « L’hypersensibilité est une manière de vivre et de penser alternative, dont le mot clé est la présence attentive et patiente à la beauté et à la complexité. Aussi bien lorsqu’elle perçoit que lorsqu’elle ressent ou pense, une personne hypersensible va au fond des choses pour prendre en compte toutes les informations et développer une vision complète, précise et juste de la réalité. »
Dans son dernier ouvrage**, elle développe une théorie : nous serions tous des hypersensibles brimés : « Un jeune enfant est naturellement connecté à son corps, ses émotions. Il a une empathie et une intuition incroyables. Le système éducatif traditionnel l’incite encore trop souvent à se couper de tous ses repères intérieurs (sensoriels, émotionnels, éthiques). Cela le rend année après année artificiellement hyposensible et nous fait croire à tous que la haute sensibilité est une exception alors qu’elle peut et doit devenir la règle et l’évidence. »
Se défaire de cette vision étroite ou dépréciative de l’hypersensibilité est le premier pas vers son identification, son acceptation, son exploration et enfin, son exploitation.
L’hypersensibilité en manifestations
L’hypersensibilité se traduit par « une vie émotionnelle riche, une intensité affective et relationnelle. On est traversé par des émotions fortes, positives ou négatives. Souvent on est capable de développer une grande intimité avec autrui. On observe aussi une tendance à la saturation quand il y a des stimulations trop fortes ou nombreuses. On ressent alors le besoin de s’offrir des temps de pause, de s’isoler », relate Nathalie Clobert.
Mathilde Chevalier-Pruvo découvre pour la première fois l’hypersensibilité à travers les travaux de la psychologue américaine Elaine Aron, mais c’est par le prisme de la philosophie qu’elle apprend à apprivoiser la sienne : « En lisant les écrits de philosophes, d’artistes, de maîtres spirituels, j’ai découvert qu’ils partageaient tous les mêmes caractéristiques ; celles de l’hypersensible : un rapport au monde attentif, précis, présent à tout ce qui s’offre aux cinq sens ; des émotions profondes et intenses en lien avec le fait que rien n’est vécu comme anodin mais que tout fait sens ; une pensée en profondeur qui a besoin de comprendre les choses dans leur globalité et leur complexité ; une grande empathie qui rendent l’injustice et la souffrance inacceptables et fait que le bonheur se conjugue forcément au pluriel. »
Hypersensibles, mal compris
Certains préjugés collent à la peau des hypersensibles, sources d’amalgames. Serait-on hypersensible ? Ou déprimé, bipolaire, hypocondriaque, borderline, souffrant d’un stress post-traumatique ? « L’hypersensibilité n’est pas un trouble psychologique, c’est une variation par rapport à la norme », rappelle Nathalie Clobert.
De la même façon, elle constate : « Une spécificité française consiste à considérer que l’hypersensibilité peut être un signe de haut-potentiel intellectuel (HPI). Mais toutes les données internationales démontrent que ce n’est pas le cas. De la même façon, on confond hypersensibilité, notamment chez les enfants, avec immaturité. Or, l’immaturité n’est pas une intensité émotionnelle, mais un manque d’autonomie. » Ces confusions font que les hypersensibles sont souvent mal compris et vivent leur extrême sensibilité de façon honteuse, s’appuyant sur des stratégies d’évitement, de refoulement pour mieux la camoufler.
L’hypersensible, atout du collectif
« Quand on sait exploiter son hypersensibilité, on attire généralement les autres », observe Nathalie Clobert. Mathilde Chevalier-Pruvo de renchérir : « L’hypersensible peut ramener l’humain au vrai sens de son existence et à ce qu’il y a de plus profond et ouvert en lui. Il ne peut « faire avec » l’injustice, la souffrance, la destruction et cherchera toujours à agir et penser de manière éthique, aussi bien au niveau personnel que collectif. La sensibilité n’est pas une affaire d’enfermement en soi puisqu’elle nous connecte toujours aux autres. Elle peut devenir la boussole d’un projet commun ! »
Aux yeux de Nathalie Clobert les hypersensibles sont même « des sentinelles : premières personnes affectées par un environnement toxique, elles donnent l’alerte. Elles sont un signe général de la santé d’une entreprise. » Voilà pourquoi pour Mathilde Chevalier-Pruvo, il est judicieux qu’ils occupent des postes de management : « Nous sommes aujourd’hui confrontés à une situation alarmante de souffrance au travail touchant un nombre croissant de salariés. Pour changer les choses, nous avons besoin de mettre aux postes de décision des personnes qui ont une vision globale, une connexion forte à leurs valeurs humanistes, une foi dans le sens, une capacité à fédérer et passionner, un sens du collectif, une compréhension fine des émotions et des réactions (les siennes et celles d’autrui) pour mieux les accompagner : en un mot un manager hypersensible. »
La créativité, l’adaptabilité, l’empathie sont donc des qualités propres aux hypersensibles qui se révèlent d’excellents managers et entrepreneurs. Le système des franchises – alliance subtile d’entrepreneuriat et de collectif – est un modèle intéressant pour eux : « l’entrepreneuriat est en cohérence avec leur besoin de sens et d’utilité sociale. Ils ne veulent plus se sentir engloutis dans un monde du travail qui leur donne l’impression de les couper d’eux-mêmes. Mais c’est un exercice très solitaire alors que la haute sensibilité implique un besoin de liens, d’appartenance à un collectif qui nous respecte et nous comprend », conclue Mathilde Chevalier-Pruvo.
* Ma bible de l’hypersensibilité, Nathalie Clobert, Editions Leduc
** Plaidoyer pour un monde hypersensible, Mathilde Chevalier-Pruvo, Eyrolles Editions